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Georges Valois, dans L’Action française, 10 juin 1910 : « Après une conversation avec M. Charles Péguy » sur Jeanne d’Arc

Georges Valois, dans L’Action française, 10 juin 1910 : « Après une conversation avec M. Charles Péguy » sur Jeanne d’Arc


Nous l’avons déjà dit : évoquant sa jeunesse militante d’Action Française, Pierre Boutang nous a livré un jour cette réflexion que nous n’avons pas oubliée. « Restaurer le culte de Jeanne, c’est peut-être ce que nous avons fait de mieux ». Et cette réflexion nous paraît valoir pour aujourd’hui où les perspectives les plus sombres menacent jusqu’à l’existence même, le peuple français, comme au temps de Jeanne d’Arc. C’est pourquoi, nous exhumons cet article plus que centenaire de Georges Valois sur un livre que Charles Péguy venait alors de publier. Et qui vient justement d’être réédité par une dynamique maison d’édition du sud de la France. L’article de Valois est de ceux qui peuvent susciter un débat. Par sa vivacité, sa vigueur, son altitude, sa passion française. Les engagements ultérieurs de Valois ne lui enlèvent rien. Rien de sa qualité intellectuelle, patriotique et humaine.    


APRÈS UNE CONVERSATION AVEC M. CHARLES PÉGUY

Par Georges Valois, L’Action française, 10 juin 1910.

Il y a un cas Péguy ; l’apparition du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc l’a créé. On en discute à la Sorbonne, à l’Institut, et même dans les ministères. M. Maurice Reclus a apporté au Gil Blas l’écho de discussions passionnées. Ces Messieurs de l’Université sont inquiets. Dans cet étroit rez-de-chaussée, tout proche de leur palais, où vivent et prospèrent 1es Cahiers de la Quinzaine, s’opère-t-il une conversion ?

Non suggère M. Maurice Reclus, c’est perversion qu’il faut dire. Dans ce Mystère, s’il ne faut voir « qu’une perversion littéraire du sentiment national » et les louanges des « maîtres de la réaction intellectuelle » s’adressent à un Péguy qui n’est pas le vrai Péguy. Le vrai Péguy demeure attaché à l’idée républicaine.

C’est possible. Mais n’est-ce pas une maladresse que de proposer une solution pour une question qui n’a pas été posée. Ni Barrès, ni Drumont, ni Lasserre, n’ont mis en doute cet attachement de Péguy à l’idée républicaine. Il s’agit de patriotisme. M. Georges Sorel, parlant de l’œuvre de Péguy, a simplement montré que l’auteur revendiquait pour les idées patriotiques le droit de diriger la pensée contemporaine.

PÉGUY ET HERVÉ

Ce qui est ici en discussion, c’est la qualité du patriotisme qui vient de s’exprimer dans le Mystère. Il est exact que Péguy n’a pas attendu l’an 1910 pour se connaître fils de la nation française. Mais, de 1900 à 1910, son patriotisme s’est transformé, purifié ; plus exactement, il a éliminé peu à peu ce qui lui était étranger. En 1899, il s’accommodait fort bien de l’Internationale. Mais ouvrez le 1er cahier de la septième série, qui est du 1 er octobre 1905, et lisez lies quelques pages que Péguy a publiées là « Pour la rentrée », afin qu’il restât un témoignage de son mouvement patriotique devant les menaces de l’Allemagne et de sa réaction contre les manifestations parallèles de Gustave Hervé. Ah ! L’accent en est autre que dans les pages de 1900 écrites à la gloire du dreyfusisme triomphant ! Je voudrais les reproduire entièrement, malgré leur rudesse, malgré la grande injustice qu’elles contiennent car elles frappaient des hommes alors qu’il fallait condamner une idéologie, et le régime qui en vit :

Inoubliables semaines de juin ; tout un peuple, un vieux peuple, certes, un peuple ancien, le père du monde moderne et de la liberté, un grand peuple encore…. ce vieux et premier peuple trouvant en lui-même les manifestations nouvelles de la trahison la plus authentique.

Hervé traître. Le traître Hervé. Spectacle pitoyable, si on osait, spectacle assurément grotesque, événement comique, si l’on voulait, que de voir l’embarras de tous ces gens de plume devant la trahison du traître Hervé, depuis l’heure où la trahison du traître Hervé fut commise, on ne saura jamais quels trésors d’ingéniosité dépensèrent, pour ne point nommer Hervé de son nom de traître pour ne point nommer la trahison de Hervé de son non de trahison, tous ces malheureux abandonnés des hommes et des dieux par le malheur des temps…

Rudes paroles d’un Français qui est Français sans conditions ! Qui donc osa les répéter, les reproduire, sans commentaires, sans atténuations, sans explications, parmi ceux qui les évoquent imprudemment aujourd’hui pour y trouver un lien qui unirait dans l’esprit de Charles Péguy, Jeanne d’Arc et les gens de M. Alfred Dreyfus ?

La magnifique promesse que contenaient ces déclarations qui troublèrent le jeu de politiciens, il était impossible que Péguy ne la tînt pas. Nous sommes-nous abusés lorsque nous avons vu paraître le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc ? Nous y avons vu briller la pure flamme du vrai patriotisme français, protégée, alimentée par les vertus de la foi qui est celle de la Fille aînée de l’Église. Nous y avons vu l’idéalisme de Péguy rendu à son objet, le bienfait de son mysticisme restitué à la Mère qui l’a fait naître en lui au temps de son enfance, à Orléans.

PÉGUY EXPLIQUÉ PAR LUI-MÊME

Est-il vrai, enfin, que le Mystère ne marque aucun changement dans la pensée de son auteur, qu’il n’est rien que la reprise, fragment par fragment, de cette Jeanne d’Arc qui était dédiée « à toutes celles et à tous ceux… qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle ? » Sur ce point, j’ai voulu demander à Péguy lui-même des éclaircissement.

Je me suis autorisé de brèves relations, et d’un souvenir qui nous était également cher, pour aller les lui demander : l’an dernier, le 8 mai, à Orléans, cependant que j’attendais, dans les rangs du 276e de ligne, l’heure du défilé devant la statue de Jeanne d’Arc, un lieutenant me rappela en quelques mots nets le caractère de la journée. Quelques mots qui révélaient le sentiment grave qu’il en possédait. Nous entrâmes dans Orléans l’un près de l’autre.  Je le regardais ; son visage, son allure me rappelaient je ne savais quelle journée dreyfusarde. Place de Martroi, il salua Jeanne d’Arc d’un mouvement plein d’une passion, d’un respect, d’un amour si forts, que je pensai m’être trompé. Et pourtant mon souvenir n’était pas faux. Ce Lieutenant, je l’entendis nommer peu après : c’était Péguy. Je suis allé voir le lieutenant Péguy. Je l’ai revu dans cette salle exiguë des Cahiers de la Quinzaine, 8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée ; un cabinet de trente pieds carrés, aux murs cachés par les exemplaires des onze séries des Cahiers. J’y attends Charles Péguy. Il entre, vif, le pas ferme : je le reconnais mieux, tel que je l’avais vu au temps de l’Affaire. Petit, vigoureux, vêtu avec une simplicité quasi rurale ; brun, tête ronde, la chair tassée, sur les os, le visage entouré d’une barbe rustique, l’œil ardent : un homme de la terre française.

Je lui rappelle notre entrée à Orléans, et je lui parlé de la discussion qui vient de s’ouvrir sur le Mystère.

Péguy ne me laisse pas achever :

 – Il ne faut pas parler de  transformation ni de conversion. Ce n’est pas cela. On a dit de moi : Voilà Péguy qui vient à nous, ce n’est pas cela. Tout ce que je donne aujourd’hui était en moi auparavant. Ce n’est pas hier que j’ai organisé ma vie comme elle l’est aujourd’hui. Le Péguy antimilitariste d’un roman que vous connaissez, c’est une légende. La vérité c’est qu’à ce moment-là j’étais officier de réserve. Pas de changement évidemment, je suis demeuré le même homme, mais de la même manière qu’un arbre pourvu de ses feuilles est semblable à son propre squelette d’hiver. C’est bien le même arbre n’est-ce pas ? Vous voulez comparer ma Jeanne d’Arc au Mystère ? Faites la comparaison. Pensez bien à cela : cette première Jeanne d’Arc c’est, comme un arbre sans feuilles, sans fleurs, un arbre tout dépouillé ; le Mystère, c’est l’arbre avec toutes ses branches, avec tous ses rameaux, avec toutes ses feuilles, avec toutes ses fleurs. Écoutez-moi bien ; je ne sais pas si nous nous reverrons ; je veux vous dire ce que c’est que le Mystère.

Il faut bien comprendre cela : le Mystère, je l’ai écrit avec le catéchisme de a paroisse où j’ai passé mon enfance ; le catéchisme de la vieille paroisse d’Orléans où j’ai vécu avec beaucoup de petits pauvres et quelques petits riches : le catéchisme de la vieille paroisse de Saint-Aignan d’Orléans.

Il y a autre chose ; il faut que je vous le dise aussi.  J’appartiens à une famille ouvrière. Mes grands-parents ont été ouvriers ; mon père a été ouvrier, ma mère est restée ouvrière : ce sont eux qui m’ont élevé au milieu des leurs, avec leurs camarades qui travaillaient le bois. Vous retrouverez cela dans le Mystère. Ma mère m’a élevé dans la religion catholique, parce que sa mère, l’avait élevée ainsi. C’est elle qui m’a raconté la Passion. Cela aussi vous le retrouverez dans le Mystère. Quand j’ai quitté la maison, ç’a été pour aller au lycée, où je fus boursier. Il y avait un aumônier qui nous toisait un cours ; c’était une sorte de professeur. Il n’y avait plus cette vie, cette communication directe que j’avais connue à Saint-Aignan. Et, ensuite, je suis venu à Paris, et j’ai été tout à fait éloigné de l’Église. Il y a eu l’affaire Dreyfus… Nous avons été trahis… Je l’ai dit ; je l’ai écrit ; cela m’a valu des haines… La dernière fièvre tombée, un jour, j’ai repris ma Jeanne d’Arc. Une nouvelle fièvre. Pendant quelques mois, je m’y suis donné entièrement, vivant avec tout le monde de mon enfance. Voilà le premier fragment, imprimé, publié :c’est le Mystère. Eh bien, dites-vous bien cela, je vous le répète, j’ai écrit tout entier avec le catéchisme de la paroisse de Saint-Aignan d’Orléans. Il faut bien comprendre cela. C’est l’essentiel. C’est tout. ».

Voilà l’explication que j’étais venu chercher. Je comprends mieux pourquoi nous avons vu dans l’œuvre de Péguy une sorte de renaissance. Le Mystère, c’est une reconnaissance de soi-même, c’est très proprement un réveil de l’âme française. Je communique, ma réflexion à Péguy, et j’ajoute :

 – Vous avez bien vu que nous n’avons pas considéré un seul instant « le cas Péguy » du point de vue politique. C’est l’affirmation française du Mystère qui nous a émus. Nous avions reconnu là le vrai patriotisme de la terre, celui que l’on connaît par le sang, le patriotisme inconditionnel.

 – Évidemment, s’écrie Péguy. Peut-il y en avoir  un autre ?

L’AFFIRMATION FRANÇAISE

J’ai quitté Péguy emportant cette première Jeanne d’Arc, qu’il m’a remise « en souvenir de l’entrée que nous fîmes dans Orléans le 8 mai 1909 », afin que je pusse comparer moi-même les textes. J’ai comparé. Péguy avait raison. Entre la première, Jeanne d’Arc et le Mystère, il y a tout le mouvement de la sève de l’hiver à l’été. C’est l’arbre à à deux époques de sa vie. Le Mystère, c’est la pleine floraison. L’arbre a révélé tout ce qu’il contenait. La loque rouge que l’on y avait attaché disparaît sous la frondaison. J’examine les feuilles nouvelles qui marquent l’espèce de l’arbre. M. Paul Acker a pris soin de nous le signaler. Criton nous a invités à les reconnaître, à les distinguer de celles qui constituaient la première Jeanne d’Arc. C’est presque le Mystère entier.

L’épisode qui fournit au Mystère son armature, c’est cinquante pages dans la première Jeanne d’Arc, c’est trois cents pages dans la seconde. Le titre seul donne au livre un sens nouveau par ces mots ajoutés : « le Mystère de la Charité ». Et la première dédicace a disparu. Je lis ces pages nouvelles qui donnent la pleine signification de l’œuvre : nul ne pourra se méprendre sur la vie profonde qu’elles expriment. Voici l’une d’elles, sublime développement du cri de Clovis, où sont inscrites les paroles de Jeanne entendant conter le Reniement. C’est le sang de France qui l’a dictée, si fortement, si âprement, qu’il semble avoir jailli de la plume pour tracer ces caractères brûlants :

Jamais le roi de France ne l’aurait abandonné.

Jamais Charlemagne et Roland, jamais les gens de par ici n’auraient laissé faire ça. Jamais les ouvriers des villes, jamais les ouvriers des bourgs n’auraient laissé faire ça. Le maréchal aurait pris son marteau. Les femmes, les pauvres femmes, les glaneuses auraient pris des serpettes. Jamais Charlemagne et Roland, les hommes de la croisade, monseigneur Godefroy de Bouillon, jamais saint Louis et même le sire de Joinville ne l’auraient abandonné. Jamais nos Français ne l’auraient renoncé. Saint Louis, roi de France, saint Louis des Français. Jamais saint Denis et saint Martin, sainte Geneviève et saint Aignan, jamais saint Loup, jamais saint Ouen ne l’auraient abandonné. Jamais nos saints ne l’auraient renoncé. C’étaient des saints qui n’avaient pas peur.           

Voilà le vrai mouvement du véritable patriotisme français. Patriotisme, qui ne pose pas de conditions à la France, qui n’est point une idéologie construite avec les Droits de l’homme, qui ne vient pas des nuées, mais de la terre, on oserait dire de la chair. Cent pages nouvelles en sont inspirées, et cent pages nouvelles encore relient à cette affirmation française l’affirmation catholique. Cent pages et cent pages écrites avec le catéchisme de la paroisse française de Saint-Aignan d’Orléans. Voilà le fait qui demeurera. On ne cherchera si Péguy les continuera, ou s’il les abandonnera, s’il trouvera la route de Reims après celle d’Orléans, ou s’il retournera vers Rennes. On admirera simplement  que Péguy, cherchant son perfectionnement moral, ait exprimé sa pensée, ses sentiments, dans le cadre de la plus parfaite manifestation du patriotisme français. Quelles que soient ses destinées, son œuvre demeurera une œuvre purement française, écrite par un Français authentique. Péguy est un Français ! Je le salue. Le soldat Valois salue le lieutenant Péguy.  

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc

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