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Georges Sorel sur le problème Kant

Georges Sorel sur le problème Kant


Le texte ci-dessous, où le théoricien du syndicalisme-révolutionnaire Sorel expose ce qu’il reproche à la pensée kantienne, est extrait de son essai Réflexions sur la violence :

« La philosophie a été malheureusement fort égarée par la préoccupation protestante de cette expérience religieuse qui, d’après la Réforme, devrait se produire dans la vie journalière de tous les chrétiens mis en présence de la Bible et leur procurer une connaissance infaillible. La philosophie a ainsi fermé les yeux sur les méthodes que suivaient les expérimentateurs ; elle s’est attachée à raisonner sur la signification humaine de la science et elle a cru qu’elle pouvait concilier de telles théories avec la certitude, tout en n’admettant plus la théorie des espèces impresses[1]. La philosophie entreprenait de résoudre un problème absurde.

Les difficultés souvent énormes que présente la doctrine de Kant, proviennent de ce que les deux tendances y sont mêlées d’une manière particulièrement compliquée. Les écrivains catholiques reprochent, sans cesse, à Kant d’avoir enseigné un subjectivisme qui peut conduire facilement au scepticisme ; il ne croyait point mériter une telle critique, habitué qu’il était à admettre que l’expérience religieuse nous fournit toute l’expression de la vérité compatible avec notre faiblesse humaine.

Les fameuses antinomies de la raison s’expliquent, avec une grande facilité, quand on les rattache aux tendances que j’ai indiquées. Si on modifie légèrement leurs énoncés, on trouve, en effet, deux conceptions opposées du monde, dont l’une est suggérée par la physique mathématique, et dont l’autre dérive de la méditation chrétienne. D’un côté on dit : les choses dont s’occupe la science[2] sont enfermées dans des limites ; on ne saurait leur assigner un commencement dans le temps ; elles sont divisibles à l’infini ; leurs changements sont soumis au déterminisme ; il n’y a point d’être nécessaire ; de l’autre côté on dit : ce qui est matériel n’a point de limites essentielles et peut toujours être ainsi augmenté ou diminué ; le monde a été créé ; les véritables réalités sont des choses simples[3] ; il y a de la liberté ; il existe un être nécessaire. Kant a tout brouillé !

Les erreurs de Kant doivent nous rendre indulgents pour des hommes qui n’avaient pas son génie philosophique et qui ont tiré de la mystique altérée et vulgarisée par le protestantisme des théories politiques fort défectueuses. Le protestantisme devait conduire des gens étrangers à toute considération historique à une hypothèse étrange : ils ont supposé que, pour atteindre les premiers principes sociaux, il fallait se représenter des consciences assez analogues à celles du moine qui vit constamment en présence de Dieu. Une telle hypothèse qui tranche tout lien entre le citoyen et les bases économiques, familiales ou politiques de la vie, a été introduite dans des constructions juridiques, dont l’importance a été énorme. »

Dans Les Déracinés, paru en 1897, Maurice Barrès pointait lui aussi du doigt le poison du kantisme : à ses yeux le système moral hérité du penseur de Königsberg, choisi par la IIIe République comme socle de son Instruction publique laïque, au détriment des principes de l’Église catholique  qui régissaient la vie sociale, et donc l’École, depuis un nombre pléthorique d’années, était source de déracinement, c’est-à-dire qu’il ôtait aux jeunes Français leur identité propre au profit d’une citoyenneté républicaine abstraite.

En février dernier Belle-de-Mai Éditions achevait la réédition de ce roman majeur du nationalisme français, qui est le premier tome de la trilogie « Le roman de l’Énergie nationale », introduit par un avant-propos de Pierre de Meuse qui insiste sur le caractère subversif du livre.

C’est désormais au tour de l’essai de Georges Sorel Réflexions sur la violence d’être republié par Belle-de-Mai Éditions. C’est la quatrième édition, de 1919, qui est proposée, en sachant que l’essentiel de l’œuvre date de 1906, publiée dans la revue Le Mouvement socialiste, à une époque où un climat insurrectionnel régnait en France : le 1er mai 1906 fut particulièrement suivi et agité, et en 1907 la midi de la France vit l’irruption d’une révolte paysanne.

L’auteur y développe une entreprise de légitimation de la violence des travailleurs : à travers la « grève générale » l’ouvrier exerce une forme acceptable de coercition, qui s’inscrit selon lui dans la continuité de celle pratiquée par la Chevalerie médiévale, dont la noblesse d’Ancien régime fut l’héritière, autrement dit par les bellatores (« ceux qui guerroient ») identifiés par un autre Georges, l’anthropologue et historien Dumézil.

Et au-delà, Sorel invite chacun, quelques années après la crise des Gilets jaunes et à l’heure où l’Europe connaît à nouveau une guerre féroce, à examiner attentivement la question de la violence.

Les uns la glorifient, tels les adeptes de Friedrich Nietzsche, contrairement à ceux qui, la jugeant condamnable, l’estiment – conformément aux prophéties d’Isaïe – vouée à disparaître  quand d’autres, suivant une voie médiane, la considèrent comme un mal nécessaire, un pis-aller, dans certaines circonstances bien précises.

C’est cette position qu’adopte Sorel, qui de surcroît, par son apologie de la « grève générale », avait conscience de construire un mythe nouveau, celui du Grand Soir, qu’il voyait comme un instrument pouvant favoriser la performativité de l’apostolat socialiste auprès du prolétariat.   


[1] Cette théorie se rattache probablement aux idées du droit le plus antique ; les scolastiques disaient que la chose perçue met sur le sens une empreinte analogue à celle qu’un cachet met dans la cire ; l’essence de cette chose demeure ensuite présente dans toutes les opérations psychologiques de la connaissance, comme la personne juridique d’un contractant demeure présente dans toutes les procédures où intervient le contrat qu’il a scellé.

[2] Kant suppose que la science s’occupe de tout ce qui s’observe.

[3] Kant a libellé l’antithèse de la deuxième antinomie de manière à opposer l’atomisme à la divisibilité infinie que suppose le calcul différentiel appliqué à la physique ; l’atomisme a été imaginé à l’origine pour pouvoir trouver dans l’ordre matériel des sortes de personnes juridiques.


Maurice Barrès, Les déracinés.

Georges Sorel, Réflexions sur la violence.

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